Le soir vient de tomber, il fait froid, il pleut une petite bruine qui vous glace les os. Les phares des voitures
composent sur le bitume noir et luisant une fresque mouvante de couleurs brillantes. Les sémaphores règlent le ballet ininterrompu des voitures sur la grande place. Les néons clignotent, les
passants en bon manteaux et souliers de cuir, portent des paquets au design discret des grandes marques, et s'empressent sous leur parapluie.
Hortense est debout sous la pluie, immobile, elle pleure. Ses petits cheveux grisonnants qu'elle a l'habitude, toujours pimpante, de relever d'un coup de laque,
s'aplatissent lamentablement sur son front blanc. Hector est mort... en plus d'avoir perdu son chaleureux, elle doit quitter le deux pièces, ils vivaient à la colle. Elle a travaillé toute sa vie
en blanchisserie, c'est là qu'elle l'avait rencontré Hector, une vie dans le linge des citoyens, dans leurs miasmes, dans leurs odeurs. Sa retraite est maigre... elle pense à ses petits enfants
dont elle est si fière, sa petite fille qui étudiait si bien, mignonne, intelligente, son petit fils, le costaud, lui aussi si bon à l'école, si sage et si sérieux. Ils ont tous les deux bien
réussi, dans leurs études, la petite est au chômage et le petit lui, travaille comme plancton dans une entreprise de sécurité. Sa meilleure amie Violaine est à l'hospice de Nanterre, il ne reste
plus grand monde. Alors Hortense a mal, Hortense est au bout du rouleau... elle ne peut pas, elle n'en peut plus, elle est partie tout droit dans la grande ville au hasard, ça lui ressemble pas.
Elle s'est arrêtée là, des souvenirs lui reviennent.
Elle regarde le génie là haut sur sa colonne, avant il était en bronze, elle se souvient, il était noir le génie d'la Bastille, en 1989, pour le bicentenaire de la
révolution, ils l'ont doré à la feuille d'or, c'est TOTAL ou ELF qui a payé paraît-il. Dans le temps, elle venait souvent dans le quartier, Hector avait un copain quincailler. Elle se faisait
coquette, et bras dessus bras dessous, ils allaient prendre l'apéro, manger un hareng pomme à l'huile ou une blanquette dans un des nombreux "plats du jour" de ce quartier d'artisans, et ils
filaient danser à la Boule d'or rue de Lappe. Elle voit la grande place de lumière qui ruisselle de luxe aujourd'hui, elle regarde la jeune silhouette du génie tout là-haut, puis se prend à lui
dire : "tu t'en fous toi l'génie, tout là-haut !!!" tu sens rien, tu pleures pas hein ?"
A ce moment il y eut un grand éclair, immense, gigantesque, une déflagration qui retentit dans l'air comme une bombe, tout fut pendant un court instant comme
solarisé. Puis soudainement plus rien, un grand silence, et le noir, plus de courant nulle part... on vit s'allumer seulement derrière l'opéra l'immeuble de l'hôpital des quinze vingt et son
générateur. Les voitures s'étaient arrêtées, les gens stupéfaits appelaient avec leur portable pour avoir des nouvelles : tout le pays était en panne d'électricité.
On entendit alors un grande voix résonnante comme dans le haut parleur d''un aéroport qui disait :
France !
Terre d'accueil
Terre de liberté
Terre d'égalité
Terre de fraternité
Terre de l'électricité
Qu'as tu fait de ton génie ?
Sois plongée dans l'obscurité !
Lui qui n'avait jamais froid
Lui qui n'avait jamais faim
Lui qui n'avait jamais mal
Qui brillait en plein soleil
Ou sous les reflets de la lune
Lui dont la silhouette érotique
Dominait la ville grise
Il est parti à tire d'aile
Son corps nu de bronze et d'or
A disparu du décor
Il s'est enfui par la rue de Rivoli !
Lui si glorieux installé
Sur sa colonne de noms
Symbole de prospérité
De richesse et de fierté
Regard perdu vers l'étoile
La Concorde et l'opéra
Flambeau et chaîne à la main
Il est parti à tire d'aile
Son corps nu, de bronze et d'or
A disparu du décor
Il s'est enfui par la rue d'Rivoli
Bonnes gens dont la conscience
Dort sur un bon oreiller
D'égoïsme et d'omnipotence
Fiers d'un prestigieux passé
Pour lequel vous n'avez rien donné
Craignez que dégoûté
Il ne vous ai abandonnés
Pour des contrées de liberté
Dans lesquelles vous n'irez jamais !
Personne ne sut jamais que c'est à Hortense que l'on devait tout ça, les touts petits ont de l'importance...